Saveurs
Le nouvel an. Mes parents étaient invités pour un repas à la maison. Une occasion pour eux de sortir de chez eux où ils vivaient comme des ermites, une occasion pour moi de leur montrer me talents de cuisinière…
. Je décidais de faire un gigot. La famille ne manquait pas de carnivore et pour mon père, un repas sans viande n’était pas un repas complet ou suffisamment consistant. De plus, la cuisson du gigot se faisait au four. Là, j’avais un avantage pour rapport à ma mère, elle ne faisait pas de plat au four. Elle cuisinait toujours à la vapeur ou au wok : l’occasion donc de lui faire goûter autre chose. Aussi loin que je me souvienne, ma mère a toujours préparé tous les repas à la maison. Elle préparait de délicieux plats chinois. Les repas invariablement se composait d’une portion de riz, de légumes et de viandes, quelquefois une soupe claire. J’aimais les plats mis sur la table encore fumants car ils exhalaient des odeurs si appétissantes, même le riz était parfumé. La viande était toujours tendre et fondante, les légumes colorés et croquants. Un festival de couleur et de saveur. Ma mère ne suivait aucune recette et dosait les ingrédients à l’œil. Ensuite, je la regardais cuire les ingrédients selon un ordre précis. Si aujourd’hui, je peux faire la cuisine tout en étant extrêmement ordonnée et efficace, je pense que c’est grâce à elle. Elle ne perdait pas une minute et ses mains étaient tout le temps occupées. Pendant que la viande cuisait, elle découpait les légumes, ou préparait la sauce qui allait napper le plat. Je savais que jamais je ne saurais égaler son savoir faire. Aussi lorsque je fus en âge de faire la cuisine, je décidais de faire de la cuisine française. J’avais acheté un petit livre qui s’intitulait « cuisine facile ». Il y avait là, la recette d’un gigot d’agneau qui me semblait effectivement très simple. Il fallait pour la recette un gigot, de l’ail et de la menthe fraîche. De l’ail, j’avais l’habitude d’en utiliser car ma mère ne prenait que des gousses d’ail bien fraîches. Quand à la menthe, mon père en faisait pousser dans le jardin. Je commençais par frapper les gousses d’ails sur la planche de bois puis j’en retirais le cœur. Je les hachais finement avec le couperet. Le bruit de la lame sur la planche de bois me rappelait instantanément ma mère quand elle découpait le poulet blanc, les travers de porcs, le canard laqué. Tout devait être découpé en petit morceaux avec les os. Je procédais de même avec les feuilles de menthe fraîches. Je sentais déjà l’arôme délicieux que procurait ce mélange. La menthe évoquait tout de suite pour moi les fois où ma mère préparait la farce pour les nems. C’était son secret : elle mettait de la menthe fraîche avec la viande et les vermicelles. Lorsqu’ensuite, elle les faisait frire, l’odeur de la menthe embaumait toute la cuisine. Je piquais le gigot et suivant les instructions, j’y insérais quelques gousses d’ails. Puis avec le reste d’ail haché mélangé à la menthe, du sel et du poivre, je massais la viande. Je devais laisser la viande s’imprégner au moins une heure avant de le mettre au four. Après avoir préchauffé le four, je mettais le gigot à cuire. Je vérifiais la cuisson régulièrement car je ne souhaitais pas que la viande soit trop cuite. Ce serait une grosse déception. Je l’arrosais régulièrement de son jus bouillant et parfumé. Je pensais qu’il fallait certainement que je mette à table un bol et une paire de baguette de pour ma mère car jamais elle n’a mangé dans une assiette. Quand elle voulait un morceau de viande, par exemple d’entrecôte, elle demandait à l’un de nous de le découper. Le gigot était prêt lorsque j’entendis la voiture de mes parents pénétrer dans l’allée menant au garage.… Lire la suite
Comment oublier son ex
Pensez d’abord que votre ex conjoint, ou ex concubin n’était qu’une pourriture pétrie d’égocentrisme et de stupidité. Convainquez-vous que vous êtes une personne hautement attirante et séduisante…
Persuadez-vous que même avec enfants, vous n’êtes pas une denrée avariée pour un autre homme. Commencez par sculpter votre corps en suant sur un banc de musculation, rien de tel qu’une bonne activité physique pour se débarrasser des tensions sexuelles en même temps que de ses bourrelets disgracieux. Pourquoi ne pas poser des implants mammaires ou relifter les seins si nécessaire ? Mettez en valeur votre décolleté : il n’y a pas meilleure façon d’attirer l’attention d’un homme. Bien évidemment, celui qui sera captivé par votre poitrine parfaite n’est là que pour vous sortir de votre routine. Tous les moyens sont bons pour se mettre à son avantage : faux cils, faux ongles… s’ils sont assez stupides pour se laisser séduire par de tels artifices, tant mieux pour vous ! Laissez maintenant votre amant prendre les initiatives. Choisissez un jeunot, leur naïveté et leur romantisme sont d’une fraîcheur revigorante. Vous conviendrez aisément que vous n’avez absolument aucune envie de passer votre temps à éduquer un autre mâle, vous avez déjà contribué ! Profitez donc bien de cette petite aventure tant qu’elle ne vous lassera pas. Si vous préférez passer un moment plus intellectuel, un homme mûr serait plus stimulant et instructif. C’est un homme qui va aimer étaler son savoir, disserter sur ses extraordinaires compétences professionnelles, vous faire partager ses fabuleuses découvertes durant ces voyages. Soyez vous-même ! Riez, critiquez, soyez odieuse si l’envie vous prend. Ainsi vous ne perdrez pas de temps en simagrées ou malentendus. Dîtes ce que vous attendez, ce que vous voulez, ce que vous pensez, ce que vous aimez, ce que vous détestez. Vous êtes unique ! Bref, amusez-vous, sortez, flirtez, collectionnez les amants. Ces moments insouciants en galante compagnie valent mieux que de se morfondre toute seule en pyjama dans son lit. Se conduire comme une adolescente avec un grain de folie et de passion rien de tel pour rester jeune et belle. Seule certes mais enfin épanouie !… Lire la suite
Comment élever un enfant prodige
Laissez votre enfant s’exprimer à sa guise : sa parole compte dans les décisions le concernant. S’il ne veut pas aller chez le père, qu’importe…
Le plus important est de lui inculquer quelques principes moraux tels que rejeter le père parce qu’il a voulu quitter le foyer, un acte très égoïste. Assurez-vous de faire un véritable suivi scolaire et psychologique afin qu’il surmonte le traumatisme de la séparation. Inscrivez-le à un stage d’échec, de cuisine, de piano, de violon, de piscine. Tout ce qu’il faut pour stimuler son intellect. Soyez persuadé que son équilibre passe par l’écoute et la connaissance de celui ci, l’éducation n’a rien à voir avec l’obéissance ni avec l’autorité parentale. Cultivez, valorisez le travail, ne laissez jamais votre progéniture s’ennuyer : jeux éducatifs, loisirs créatifs et éducatifs, sorties pédagogiques et bien sûr les discussions très philosophiques parent-enfant. Instillez en lui le sentiment de sa supériorité, et de celle des membres de la famille, sur les autres bambins de son âge et personnes. Résultat : voyez comme il s’exprime bien, comme il passe ses journées à recopier des livres entiers, à faire des exercices à n’en plus finir, un véritable prodige ou un singe savant ? Un enfant qui ne regarde pratiquement jamais la télé, ni ne joue aux consoles de jeux. Guidez le, poussez le à choisir la meilleur voie possible, ayez de l’ambition pour lui jusqu’à l’âge adulte. Là vous rendre compte que votre surdoué est marginal et malheureux, totalement inapte à la vie sociale et à la vie familiale. Il dédaigne, méprise les autres dont il estimera l’intelligence médiocre. Quand il aura peu d’amis, et échouera dans sa vie de couple, vous aurez réussi à créer votre enfant à votre image.… Lire la suite
La rage de vivre
Vietnam 1953. Un jeune homme d’origine vietnamienne, Guan Bao, vient d’apposer sa signature. Ne sachant pas écrire son nom, il fait une croix. Le voilà engagé dans l’armée indochinoise plus précisément dans La milice. S’ensuivent de long mois à encaisser sans broncher les remarques racistes, les corvées humiliantes comme simple soldat tout en apprenant la langue française...
Il expérimente la bassesse de l’être humain, et la laideur de la guerre. Les combats reprennent de plus belle à la frontière. Le général leur dit : « vous êtes entrés dans la légion pour mourir alors je vous envoie là où on meurt ! ». Guan Bao est affecté en Cochinchine mais il n'en meurt pas. Les privations l’endurcissent, le musclent, le rendent plus fort, plus endurant qu’aucun autre soldat. Un an après, son courage lui vaut la médaille Coloniale. Algérie 1956. Le commando d’Extrême-Orient dont fait partie Guan Bao est muté à Alger. Suivant les ordres, il commet des choses atroces au nom de l’armée, pour la gloire de la France. Bizerte 1961. En tant que parachutiste, Guan Bao fait partie de la deuxième vague qui doit décoller de Blida en Algérie. Sa vie et la vie de ses hommes dépendent des chefs d’Etat Habib Bourguiba et Charles de Gaulle. Finalement, Bizerte est récupérée mais à quel prix ! Guan Bao, maintenant caporal, a perdu des hommes, des amis. Il comprend alors que le sang sèche vite et qu’il y aura toujours des batailles à livrer pour le compte d’hommes capricieux se prenant pour des héros. Il est décoré plusieurs fois pour son agressivité et sa combativité face à l’ennemi. Las de l’armée, Guan Bao décide de vivre à Tahiti. En travaillant dans les champs, il acquiert le métier d’agriculteur et veut travailler pour lui-même. Pour ce faire, il doit trouver un terrain. -Voilà, c’est ici, dit l’agent immobilier. Guan Bao jette un regard autour de lui. Ils sont arrivés à un endroit vaseux, marécageux où poussent en pagaille des arbres, des arbustes, des hautes herbes. Il ne dit rien et l’autre enchaîne : - Le terrain commence à partir de là, et ça va jusqu’au bout… là-bas, dit l’homme d’un geste vague de la main. L’agent immobilier ne veut pas marcher dans la boue et se frayer un chemin dans la végétation, mais il suit Guan Bao, qui veut voir les limites du terrain. Guan Bao lève la tête. Il remarque la forme du terrain, son orientation selon les points cardinaux, voit les montagnes et tout cela lui plaît. Son instinct sûr lui a permis d’éviter le danger ou de rester en vie pendant les guerres. Il achète le terrain. Chaque jour, à la sueur de son front, à la force du poignet, il fera de cette terre inhospitalière une propriété immense dotée d’un champ exploitable et prospère. Quand son héritier vient au monde, il est comblé de bonheur : un garçon pour perpétuer son nom. A ses enfants, il ne raconte pas pourquoi il a deux doigts amputés à sa main gauche, ni ne dévoile l’origine de ses cicatrices laissées par des balles qui lui ont perforé le corps en de multiples endroits. Il avait et a toujours la rage de vivre.… Lire la suite
Peu de farani
Tandis que l’avion décolle et que Tane voit son île natale s'éloigner par le hublot, confortablement assis dans son fauteuil, il ne peut s'empêcher de soupirer de soulagement. Il est impatient et heureux de retourner chez lui à Paris. Revoir sa famille a été une expérience accablante et triste…
Il avait échappé à une existence centrée sur le coprah, seul moyen de subsistance de l'île. Dès l'enfance, il avait aidé son père à remplir des sacs de toiles pour la raffinerie de Tahiti qui les achetait pour en extraire l'huile de monoï. Il rêvait déjà d'être parmi ceux qui consommaient et dépensaient gaiement leur argent ; et non faire partie de ceux qui trimaient le dos courbé, le visage brûlé par le soleil malgré les chapeaux en pandanus. Le temps sur l’atoll passait immuable dans le bleu turquoise Langon où il pêchait souvent pour amener du poisson. Il s'en engluer dans un temps qui semblait élastique et s'ennuyait souvent. Leur pêche améliorait ainsi leur repas ordinaire fait habituellement de boîtes de conserve telles que du maquereau ou du punu puatoro sa mère s'occupait de la maisonnée avec gaieté et efficacité. Il fallait faire preuve d'ingéniosité pour cuisiner avec si peu de provisions. Les étagères de la petite épicerie du village, plutôt une baraque misérable faite de pinex et de tôles était vide. Le bateau n'était pas encore passé mais quand il arrivera de Papeete avec son chargement de viande, des fruits et légumes, ce serait fête. Chaque jour sur l'île passait dans la quiétude et dans l'apprentissage d'une vie dans la nature, paisible, lente, simple. Il retrouvait chaque après-midi son ami Taiti sur la plage. Ils se racontaient leur désir, leur peine, et leur désespoir. Ils se cherchaient et voyaient l'avenir fermé, monotone, vivre comme leurs parents vivaient, sous le poids des années et des responsabilités. Tane avait parfaitement assimilé la langue française. Il avait obtenu son bac alors que la plupart des jeunes villages avaient arrêté leurs études pour vivoter sur l'île. Étudier à Papeete lui avait fait entrevoir un avenir différent. Il avait aimé se fondre dans la populace de Tahiti où l'argent était roi. Connaître les magasins clinquants, aller au cinéma, et manger au McDonald's avec les camarades de classe, flirter le soir en se promenant sur le quai, sortir en boîte de nuit. Facile de s'intégrer à cette vie amusante et drôle comparée à la vie responsable et estimable de Fakarava où chaque chose possédée était partagée avec le voisin, où l'eau était précieuse et économisée avec soin, où l'erreur était impardonnable, où chaque fait et geste était commenté par tout le village. À Papeete, tout semblait possible dans l'anonymat, il goûtait la joie d'avoir ses propres affaires, d'avoir de l'eau potable rien qu'en ouvrant le robinet, il avait l'impression que rien de grave ne pouvait arriver. Et s'il quittait Fakarava, Tahiti pour aller en France ? Comme ses cousins et cousines, et revenir sans complexes avec de nouvelles valeurs, un nouveau code de vie. Rencontrer des hommes qui discuteraient de milles et une choses plutôt qu'un père grave que le dur labeur avait rendu silencieux. Connaître des femmes actives et raffinées plutôt que celles du village dont les manières étaient primitives et brusques. Le modèle occidental lui plaisait et l'attirait. Il avait le cœur lourd d'espérances et de misères car il ne voulait pas ressembler à ses parents, avoir des habitudes qui ne s'usaient jamais. Cependant comme certains Polynésiens, ils se sentaient intimidé par le popa’a au point que jamais il ne mettrait les pieds dans certains lieux essentiellement fréquentés par des Français. Là-bas, s'il quittait la Polynésie il faudrait bien qu'il dépasse ce sentiment. Il lui faudrait combattre la nostalgie du fenua. Ce serait un déchirement. C'était le cas de tant de Polynésiens installés en métropole qui réclamaient les odeurs et les goûts de la Polynésie. Sa jeune sœur qui préparait les meilleurs ipo de Fakarava lui manquerait. Il aimait plonger dans le lagon, pêcher, rester assis sur la plage et contempler le coucher du soleil. S'asseoir sous l'arbre le soir et gratter son ukulele en fredonnant un petit air. Il n'avait pas envie de quitter cela pour l’inconnu, pour les difficultés qu'il devait surmonter en terre étrangère. Tane savait que les popa’a fronçait parfois les sourcils quand les Tahitiens parlaient en roulant les « r », Et parce que sa peau était plus foncée, on le traiterait en inférieur. Et puis, il faudrait de l'argent, Or ses parents ne pourraient lui financer le voyage, le logement. Même en pensant à cela il savait qu'il y avait une solution. Son oncle avait entreprise à Papeete et gagnait bien sa vie. Ce dernier l’aimait beaucoup et l’avait souvent encouragé à continuer ses études. Il l’aiderait s’il lui demandait. Il avait soif de connaissance et était prêt à connaître un monde différent, de marcher sur la trace de ceux qui sont partis loin. Il voulait dépasser ses propres craintes, ses limites, voir d’autres horizons. Il a retrouvé ses parents, ses frères, et sœur exactement tels qu’il les avait quittés quatre ans auparavant. Lui a changé, et s’est sentit douloureusement différent et en décalage avec eux : un tahitien avec des « peu de farani », des peu qui l’ont exclu au milieu des siens.… Lire la suite
Le dragon
Mes amis, mon frère, ma sœur et moi, nous nous sommes dirigés vers l’endroit d’où émanaient les cris. Nous vîmes une femme, échevelée sautillant d’un caniveau à un autre dans le champ de mon père, en lançant des regards apeurés par-dessus son épaule. L’autre femme c’était ma mère la poursuivant hardiment en la menaçant d’un coupe-coupe et hurlant aussi à son tour : « je n’hésiterais pas à m’en servir ! » Mon petit frère riait à côté de moi, et je lui donnais un coup de coude dans les côtes pour le faire taire. A vrai dire, nous n’avions jamais vu notre mère courir à part quand elle essayait de nous donner une fessée. En général, elle nous menaçait de représailles encore plus terribles si nous tentions de fuir les coups. C’était une femme de parole. Si nous évitions ses coups, elle nous frappait en conséquence. Pour nous rappeler à l’ordre, elle nous pinçait dans les parties charnues, nous tirait les oreilles lorsque nous n’écoutions pas, pire, nous cinglait avec un balai « niau » (balai local fait de tiges de palmier) lorsque nous désobéissions. Mes jambes en gardaient encore des traces : des éraflures sanguinolentes. Plus tard, elle m’avait apporté une pommade pour me soigner en me disant : je t’avais prévenue. C’était sa façon de s’excuser. Quel genre de dégât pouvait causer un coupe-coupe, me demandais-je quand même assez inquiète ? Pour l’heure, elle courait en évitant du mieux qu’elle pouvait les légumes soigneusement plantés par mon père. Heureusement pour la malheureuse, ma mère n’était pas douée pour la course et elle arriva à rester assez loin du coupe-coupe. Les adultes aussi observaient la scène ne sachant que faire, que dire, visiblement gênés de découvrir cet aspect de la personnalité de ma mère : une furie en colère, le visage rouge, les yeux exorbités, postillonnant des menaces. C’était un état que mon frère et moi connaissions bien et que nous assimilions à un dragon (c’est son signe astrologique chinois) crachant le feu et soufflant un air brûlant par ses narines. Peut-être se rendit-elle compte du spectacle inconvenant de sa conduite, à moins qu’elle eût peur d’atterrir dans un caniveau et de se retrouver couverte de boue, ma mère renonça à la poursuivre davantage, elle retrouva son calme et revint vers la maison. Bien entendu, mes amis durent quitter la maison en catastrophe. Il n’était pas convenable de rester dans la maison où les invités risquaient de se faire trancher la gorge même si l’invitée en question était la maîtresse de l’hôte. Après cette scène, je ne revis plus jamais mes amis. Quant à ma mère, je suppose qu’elle gagnât le respect de tous. En tout cas, mon père savait à quoi s’en tenir dorénavant. Avait-il pensé, comme moi, que ma mère aurait pu s’en prendre à lui plutôt qu’à l’autre ?… Lire la suite
Et si ...
- Monsieur, est-ce que vous allez bien ?
Ce crétin pensait vraiment qu’il était possible d’aller bien dans un moment pareil ?
- - Qu’est-ce que vous me voulez à la fin ?
- - Vous préférez peut-être qu’on aille au poste discuter ?
- - Ici ou ailleurs, quelle différence cela fait ?
- Vous êtes donc prêt à répondre à quelques questions ?
- J’ai le choix peut-être ?
- Quand l’avez-vous vu la dernière fois ? De quoi parliez vous ?
Et si je lui donnais un coup de poing, à ce flic indiscret et soupçonneux, comment réagirait il ? Et si je devenais tout à coup muet, incapable à répondre à ses questions ? Pourquoi chaque mot prononcé m’écorche la langue, suis-je compréhensible ?
- Était-elle déprimée ces derniers temps ?
Déprimée ? N’a-t-elle jamais été heureuse ? Pourquoi ne puis-je pas me souvenir de la dernière fois où elle a ri mais seulement des moments où elle a pleuré ? Me rappellerai je uniquement ses accès de rage et de crise de violence ? Était ce la même personne que j’avais rencontrée il y a une éternité ? Que lui avais-je dit au début de notre rencontre ?
Était-il normal de ne supporter personne à part toi ? Était-il possible d’être amoureux pour la première fois à 40 ans ? Pourquoi ne m’appelais tu jamais en premier ? Tu m’avais demandé : pouvait-on refaire sa vie après la perte d’un enfant ? Après un divorce ? N’avais-je pas répondu que tu méritais d’être heureuse ? Ne t’avais-je pas promis que je ne te laisserai jamais tomber ? Ce serait bien de vivre ensemble, non ? N’avons-nous pas vécu ensemble ? Réalises tu que nous vivons chacun de notre côté ? C’était quoi la vie de couple exactement ? Pourquoi avais-tu acheté un paquet de cigarettes ? Puis encore un autre ? Combien de temps nous faudrait-il pour construire notre maison ? Tu croyais que c’était si facile ? Tu ne pouvais pas arrêter ces crises de gamine ? Pourrais-tu de temps en temps faire la cuisine, le ménage ou le jardin ? Pourquoi fallait-il toujours que tu fusses tellement en colère lorsque je faisais ce qui me plaisait ? Et si on allait au restaurant ? C’est bon, hein ? Ne trouvais tu pas qu’on s’entendait bien malgré nos différents ? Tu pourrais me témoigner plus de tendresse, s’il te plaît ? Pourquoi voulais-tu me changer ? Penses-tu que cela m’aiderait de suivre une thérapie ? Pourquoi ce médecin te prescrivait il autant de médicaments ? Et si on partait en vacances ? Pourquoi pas une croisière ? Pourquoi n’étions-nous jamais partis en vacances ? Pourquoi pleurais tu ? Et si je te disais tout de mes rêves et mes désirs, serais-je exaucée pour autant ? Etait-il raisonnable de te donner tout ce que tu voulais ? Aimer n’est-il pas répondre aux besoins de l’autre ? Parce que tu trouvais que dire et faire ce que l’autre attendait c’est le bonheur ? Ne comprenais tu pas que ce n’était qu’une illusion du bonheur ? Ce serait bien un enfant à nous deux, non ? Ne trouvais tu pas qu’un bébé à notre âge, ne nous permettrait pas de profiter de la vie ? Est-ce cela ma vie ? Pourquoi ai-je l’impression que je doive renoncer à tout ce qui me tient à cœur ? Tu t’imaginais peut-être que tu étais la seule de nous deux à être déçu, frustré ?
- Monsieur, est-ce que vous m’écoutez ?
Pourquoi ces brides de conversations me reviennent elles en boucle ? Pourquoi n’ai-je pas eu une prémonition ? Est-ce la réalité ? Est-ce que je deviens fou ? C’est un cauchemar, non ? Ne dois-je pas retourner dans la chambre pour m’en assurer ? Que dois-je faire ? Quand est-ce que tous ces policiers quitteront la maison ? Que cherchent-ils ? Une lettre d’adieu ? Ne peuvent-ils pas comprendre que j’ai besoin d’être seul ? Qu’est-ce qu’ils croient, que cela me plaisait de te voir broyer du noir chaque jour ? N’ai-je pas tout fait, vraiment tout tenté pour te rendre heureuse ?
Et si on s’était mariés et eu l’enfant que tu avais tant désiré ? Aurais-tu été heureuse ? Comblée ? Apaisée, enfin ? Vais-je regretter jusqu’à mon dernier souffle d’avoir été dur et intransigeant avec toi ? Que s’est-il passé ce matin ? Pourquoi m’as-tu demandé, est-ce que tu m’aimes ? Ne sentais tu pas que je t’aime ? Que tu es la seule femme que j’ai jamais aimée ? Pourquoi n’ai-je pas répondu à ta question ? Est-ce qu’il ne faudrait pas que je prévienne ta famille ? Ton père ne va-t-il pas me rappeler que j’avais dit que je prendrais soin de toi ? Comment vais-je leur dire ? N’y avait-il pas un mot pour qualifier une telle situation ? Horrible ? Absurde ? Surréaliste ? Pourquoi ai-je la gorge serrée et le crâne serré dans un étau ?
- Monsieur, ça va ?
-Il est vraiment trop con ce flic ou quoi ?
- Vous ne pouvez pas me foutre la paix, non ? Je viens de perdre la femme que j’aime et vous êtes là, à me faire chier avec vos questions, vous ne comprenez pas que je suis sous le choc ?
Pourquoi les larmes ne coulent elles pas ? Et si demain, je me réveillais et découvrais que tout cela n’était qu’un rêve ? Me demanderas tu « est-ce que tu m’aimes » ? Et si je te réponds « Oui, je t’aime » et te prends dans mes bras ? Est-ce que cela suffirait pour ne pas te trouver pendue au plafond de notre chambre ?
Le Rétro
Cela faisait un an maintenant que j’hésitais depuis la mort de Claire, ma femme, et puis soudain, un matin, j’étais prêt à revoir Luc, à lui parler.
Il y avait toujours des clients au Rétro. Situé en plein cœur de Papeete sur le boulevard Pomare du nom d’une lignée royale tahitienne, il faisait face à la mer où les yachts de luxe accostaient. Il faisait partie du bloc Vaima, un centre commercial qui abritait le seul escalier roulant mécanique de toute la ville et même de toute l’île. Cet escalator menait à l’étage supérieur vers les boutiques branchées et modernes. Comme sa terrasse était couverte, il devenait l’endroit idéal pour se mettre à l’ombre tout en où en dégustant une pêche melba, ou pour boire une pression, déguster un croque-monsieur à toute heure. Le soir, on pouvait y dîner en écoutant un orchestre local ou même du rock selon la tendance le soir dans une ville qui offrait au fond bien peu de distractions à la nuit tombée. Ainsi, le jour, ce lieu appartenait aux touristes ou à des vacanciers métropolitains : une clientèle plutôt calme et de passage mais la nuit, les locaux prenaient possession des lieux. Des bourgeois dont les portraits se retrouvaient dans les pages VIP d’un quelconque magazine, des tahitiens noceurs et friands « des happy hours» qui leur permettaient d’avoir des cocktails alcoolisés à moitié prix. Et jusque tard dans la nuit, il y avait toujours eu des filles pas comme les autres, comme Claire.
C’était ici que je l’avais rencontrée. Avant notre mariage à l’Eglise, peu après avoir découvert qu’un cancer rarissime et mortel la ravageait de l’intérieur, Claire avait confessé ses péchés, tous ses péchés. Elle voulait que je lui pardonne de m’avoir forcé à renoncer à l’amitié de Luc. Pourtant, je n’avais rien à pardonner. Je crois qu’elle n’a jamais su à quel point je l’aimais et combien j’avais besoin d’elle. J’ai bravé ma famille qui l’avait accueillie froidement, avec mépris et horreur. Elle manquait de savoir-vivre, fumait trop, buvait uniquement du Coca-Cola, se droguait sûrement, et n’aimait pas la nourriture si bien qu’elle était décharnée à faire peur. Ma famille n’a jamais su ce que faisait Claire lorsque je l’avais rencontrée au Rétro et je ne leur dirai jamais.
J’avais pris ma décision et mes pas me menaient au Rétro comme s’ils avaient une mémoire. Max, le gérant, m’avait tout de suite reconnu. Nous avons évoqué sa famille, mon métier de vigile, critiquer nos hommes politiques sans parler du passé, et surtout sans parler de Claire qu’il connaissait depuis bien plus longtemps que moi. Il se rappelait forcément d’elle, fille de moins de 45 kg, petite, menue, fumant le Bison, ce tabac à rouler pour pauvres, ne commandant que du Coca. Je savais qu’elle s’était beaucoup confiée à lui avant de me connaître, exactement depuis le jour où ce dernier lui avait demandé pourquoi elle s’était tailladé les veines. Une discussion avec Max me revient en mémoire.
- Hey, Jacky, tu sais, Claire… elle t’a raconté un peu ce qui lui est arrivée avec son paternel quand elle était gosse ?
Il disait cela à voix basse tout en surveillant du coin de l’œil la porte des toilettes où venait de disparaître Claire.
- Oui, répondis-je, étonné que Claire ait pu avouer à Max que son père avait abusé d’elle.
- C’est pour ça qu’elle a des problèmes et qu’elle réagit bizarrement … mais elle est gentille.
- C’est vrai.
- Tu sais, elle n’a jamais eu de chance dans sa vie, d’abord le père, puis son frère. Ensuite, enfin, tu sais… la mère qui ne la croit pas, et ne l’a pas protégée, pire, qui la chasse de la maison. Elle a vécu dans la rue… Ensuite, ce sont ses cousines qui ont cherché à profiter d’elle. Y a de quoi devenir cinglée.
- Tout va aller bien pour elle maintenant.
- Ah ouais, t’es sérieux ?
Il m’avait scruté bizarrement et j’avais eu l’impression qu’il cherchait à deviner mes pensées. Peut-être qu’il avait vu que j’étais sincère par qu’il a continué de parler tout en rinçant ses verres.
- J’suis content pour elle alors parce qu’elle a souvent eu affaire à des mecs plus que louches et se faisait avoir bien des fois. T’es sa bouée de sauvetage, tu le sais hein ? J’sais pas comment elle va réagir si tu lui faisais un sale coup. C’est pas ton intention, par hasard ?
Il s’était arrêté d’astiquer ses verres derrière le comptoir comme pour être sûr de bien entendre ma réponse.
- Elle est aussi ma bouée de sauvetage.
C’était vrai. Je me sentais homme, utile, chevalier, serviable, heureux en sa présence. J’avais envie de la protéger, lui offrir une vie meilleure. Ma propre vie confortable, mon enfance heureuse et protégée m’avait semblé intolérable. Je pouvais affirmer avoir réussi à lui offrir la sécurité jusqu’à ce que la maladie l’emporte.
- … se plaignent tout le temps que c’est cher, qu’ils rentrent donc dans leurs pays !
- Qui ? Demandais-je en revenant au présent.
- Je dis que ces touristes sont vraiment radins, ne laissent même plus de pourboires !
- Que veux-tu, c’est dur pour tout le monde. Dis, Luc… il arrive toujours à la même heure ?
- Ouais, il va pas tarder.
Luc faisait partie d’une brigade spéciale, la première équipe, qui dépend directement du commissaire pour nettoyer la ville. Ces agents avaient eu le privilège de suivre une formation en arts martiaux. C’était à cette occasion que j’avais fait sa connaissance. Nous avions tout de suite sympathisés. Nous nous entraînions souvent ensemble et avions découvert stupéfaits que nous fréquentions le même bistro : le Rétro. Il venait pour décompresser certains matins de garde, après ses rondes de quartier ; et moi le soir après mon service au parking. Je prenais la rue Edouard Anne, la descendais jusqu’à la Rue Jeanne d’Arc pour arriver sur le boulevard Pomare où se situait le Rétro. Luc faisait le même trajet de l’autre côté de la ville, en prenant l’avenue Pouvanaa oopa où se situait la DSP, il tournait à droite au niveau la Rue du petit-Thouars. A l’angle du boulevard Pomare, se trouvait un tabac-presse où il s’arrêtait pour acheter un paquet de cigarettes. Si bien que nous n’aurions pu nous connaître si nous n’avions pas fait connaissance lors de ce séminaire d’arts martiaux. Etrange comme dans une île on peut aussi bien tomber sur les mêmes personnes souvent ou bien alors, ne jamais les recroiser.
Je ne savais pas qu’en tombant amoureux de Claire, je perdais un ami. Il y avait des coïncidences inouïes mais peut-on parler de coïncidences quand on vit dans une petite ville comme Papeete ? Je revois encore ce moment où j’ai présenté Claire à Luc et au regard bizarre qu’il m’avait lancé. Je me rappelle le malaise de Claire pendant le repas. Luc avait fini par crever l’abcès un soir. Je le revois encore adossé sur ma terrasse, en train d’allumer une Marlboro me dire d’une voix neutre :
- Jacky, tu ne dois pas rester avec cette fille.
- Pourquoi ?
- Fais-moi confiance. Tu peux trouver mieux !
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- Ecoute, t’es mon pote, je dis ça pour ton bien. Largue cette nana, elle ne va t’attirer que des ennuis !
- Est-ce qu’il y a quelque chose que tu veux me dire, Luc ?
Il avait écrasé son mégot dans le cendrier à moitié plein de Claire qui raffolait du tabac à rouler.
- Ouais, puisqu’il faut te mettre les points sur les i ! Cette nana, je l’ai vue dans un bordel avec un client. Tu comprends ?! Tu n’me crois pas ? C’est la vérité. Un soir, on a fait une descente et arrêté une maquerelle qui faisait bosser des filles à son domicile. J’ai vu ta nana sortir d’une chambre avec un vieux plein aux as. C’est une pute !
Claire avait tout entendu. Elle s’était précipitée sur Luc en hurlant, l’avait griffé, et tapé avec ses petits poings ridicules. Elle ne lui avait jamais pardonné de m’avoir conseillé de la quitter.
- Non Jacky, c’est pas une façon de faire ! Il n’avait pas à dire ça. Comme si je ne t’avais pas tout raconté !
- Il cherchait juste à me protéger…
- De qui ? De moi ? Il me prend pour qui ? Oui, j’suis une pute, et alors ?
- Arrête de parler comme ça, Claire, tu sais que je n’aime pas quand tu t’énerves.
- Nan, tu m’écoutes ! Je n’veux plus le voir, ok ? Il aurait dû venir discuter avec moi avant !
Elle avait commencé à hausser le ton et sa colère était si palpable que je pouvais sentir des vibrations dans l’air. Je savais alors qu’il était inutile de la calmer car cela ne ferait qu’attiser sa colère. Mais quand elle était lancée, personne ne pouvait l’arrêter.
- Attends-là, c’est quoi son problème ? Ça le dérange que je sois une pute ? Je n’ai rien demandé, moi ? Il croit que j’essaie de profiter de toi, c’est ça ? J’suis pas comme ça ! Il ne me connaît même pas et il me juge ?!
Claire voulait que Luc sorte de notre vie. D’abord, je ne pouvais plus inviter Luc à la maison, puis elle faisait des scènes à chaque fois que je le voyais si bien que j’avais fini par capituler. Ce jour-là, lorsque j’avais tenté d’expliquer mes propres raisons à Luc, je n’ai pas pu.
- Tu t’ fous de moi ? Tu t’la tapes depuis six mois et elle est plus importante que ton pote ?
- Elle m’avait déjà tout dit. Je ne la laisserai pas tomber. Si vous ne pouvez pas vous entendre… j’ai fait mon choix.
- Punaise, t’es bien mordu, hein ? Bon, écoute. C’est ta vie, je voulais que tu saches la vérité. Ce ne sont plus mes oignons ! Si c’est ce que tu veux, … franchement, tu déconnes ! Enfin, tu sais où me trouver !
Je savais où le trouver. Mes mains moites serraient ma tasse de café lorsque je reconnu sa grande silhouette nerveuse de loin. Nous avons échangé un regard. Il s’est assis à côté de moi puis, comme si cela ne faisait pas cinq ans la dernière fois que j’avais posé mes fesses sur ce tabouret, il dit :
- On dirait que t’as pris du bide !
- Et toi, tu commences à être chauve.
Max lui servait son café, son croissant et ses œufs brouillés. Je me sentais heureux. A cet instant précis, je réalisais à quel point Luc m’avait manqué. J’oubliais presque ce qui m’avait poussé à le retrouver. Je lui racontais que Claire et moi nous étions mariés juste avant son décès. Morte d’un cancer l’an dernier. Il le savait car il avait lu l’avis de décès sans oser se manifester. Je lui annonçais que j’étais papa d’un petit garçon de 4 ans. Il m’avait félicité. Je respirais un bon coup pour lui dire toute la vérité.
- Ce n’est pas vraiment pour te parler de ça que je suis là. Il y a quelque chose que je veux que tu saches. J’ai regretté de te l’avoir caché à l’époque. J’avais peur peut-être de ce que tu pouvais penser. Je veux dire… des fois, tu te comportais vraiment comme un idiot…
- Bon, vas-y, crache le morceau !
- J’étais un client régulier de Claire… donc, tu ne m’avais rien révélé ce fameux soir. Je parie que tu ne savais même pas qu’elle racolait au Rétro. Oui, elle venait ici et c’est comme ça que je l’ai remarquée après mon service. Je ne t’avais rien dit parce que j’avais honte. Je n’étais qu’un pauvre puceau, trop timide pour aborder les filles intelligentes et pleines d’esprits, qui franchement, me faisaient peur. Claire était ma première femme et malgré ses problèmes relationnels avec ses parents, son frère, ses cousines, sans compter ses rapports bizarres avec la nourriture et ses crises d’automutilation, elle avait été bonne et compréhensive envers moi. La première fois, elle ne s’est pas moquée de ma maladresse et de mon manque d’expérience en matière de sexe. Elle avait fait de moi un homme, un mari et un père.
Luc avait allumé sa cigarette d’une main tremblante. Il semblait absorbé par les volutes de fumée. Puis, après une minute interminable, il avait simplement répondu :
- Ok, Je comprends.
J’ai su alors que j’avais retrouvé mon ami et que bientôt, nous nous entraînerions de nouveau ensemble et que probablement, il me battrait au combat car il avait toujours été plus rapide que moi au corps à corps.
Le père absent
Les larmes m’empêchent de voir la route et je m’empresse de m’essuyer les yeux et les joues, tandis que l’autre main tient fermement le volant. Je maudis Carl de toutes les fibres de mon corps de m’avoir abandonnée. Comme à chaque fois qu’il surgit inopinément dans mes pensées.
Dans la voiture, que Carl avait choisie en fonction de la hauteur de la toiture, la chanson me crève le cœur et fait monter les larmes en même temps que les souvenirs. Comment une stupide chanson populaire de country peut me mettre dans un état pareil ? Me propulser dans le passé ; précisément au moment où sa main me caressait ma cuisse tandis que je m’accrochais à sa taille sur sa cylindrée.
Mon corps se souvient comment la moto se penchait dangereusement dans les virages, de mon cœur qui battait d’excitation et de peur, de la sensation nette de ne faire qu’un avec Carl et la machine rugissante. Je croyais que c’était pour me rassurer. En fait, je pense que ce geste signifiait « je t’aime » car même en voiture, il avait ce geste tendre et spontané de poser sa main large et chaude sur moi pendant que je conduisais.
Que fait-il ? Où est-il ? Peut-on vraiment disparaître comme cela et ne donner aucun signe de vie ? Quand on me demande depuis notre divorce, « Tu as refait ta vie ? », je réponds inlassablement « Non, je n’ai pas refait ma vie, je l’ai continué ». Comme si la vie était une bande vidéo dont je voudrais effacer le passé en enregistrant par-dessus d’autres souvenirs. En réalité, je ne veux pas m’avouer toute la laideur de notre vie commune pour ne retenir que les bons moments. A force de les ressasser, cela finit par devenir la seule vérité et la seule réalité. Comment peut-on s’aveugler à ce point ? Car je lui en veux. J’ai honte de son attitude irresponsable. Ce n’est qu’un sale égoïste ! Comme s’il était obligé de partir si loin et sans donner de nouvelles ! Pense-t-il aux enfants ?
Je freine devant la fille de voiture. Je suis devant l’épicerie, et il y a foule. Evidemment qu’il y a foule, on est dimanche matin et c’est l’heure d’aller chercher son petit déjeuner. Ce qui me fait penser à Carl et à son porridge infâme qu’il voulait forcer nos enfants à avaler chaque matin. Jamais, il n’acceptait que les enfants eussent deux desserts. Cruel et rigide, bon débarras.
J’accélère pour dépasser une voiture, dont les boums boums résonnent jusque dans ma voiture. Quelle détestable habitude de mettre les basses à fond et de rouler à cinquante à l’heure ! C’est ridicule cet engouement pour « le tuning » dont les ados se ruinent afin d’équiper leurs voitures qui deviennent par conséquent des boîtes de nuit ambulantes, vomissant leur musique infecte à des kilomètres à la ronde. A se demander s’il est possible d’élever ses enfants dans un monde meilleur quand je constate le manque de civisme.
Encore un autre connard qui se gare n’importe où, n’importe comment, moitié chaussée-moitié trottoir et qui m’oblige à me déporter sur la voie opposée. Et tout ça pour quoi ? Pour éviter de marcher un peu pour atteindre le magasin, acheter un petit déjeuner qui je le sais, sera pantagruélique ? Les services de santé conseillent de bouger plus, manger moins mais la menace d’obésité et de diabète n’a aucun effet sur la nature bon vivant du tahitien. Toute la jeunesse tahitienne tombe dans la consommation excessive car des marchands ambulants leurs vendent du Coca et des sandwichs hachis frites sauce roquefort dès 7h du matin. J’essaie tant bien que mal d’en préserver mes enfants.
Je renifle bruyamment car je n’ai pas de mouchoirs à portée de main. Et si mes enfants finissaient par avoir ces mauvaises habitudes ? Je sens, tout en gardant les yeux sur la route, une crainte insidieuse m’envahir. Et si Carl n’était pas content de leur éducation, de leurs manières ? De nouveau, un ressentiment féroce me saisit. Ce n’est pas facile d’élever seule deux enfants. Il n’avait qu’à être là !
Toute une génération de gosses pourris gâtés qui ne respectent pas leurs parents, encore moins leurs aînés, leurs professeurs, l’autorité, la loi. Des gosses qui deviennent des mauvais citoyens qui se garent n’importe où, comme ça les gens ne pourront plus marcher ailleurs que sur la chaussée, quitte à se faire tuer par les automobilistes ; ou alors, des gens qui mettent leurs musiques à fond dans leur voiture et sûrement aussi à la maison pour que tout le quartier en profite. Boum boum de 14h à 4h du matin, et le lendemain jusqu’au soir pendant trois jours de suite si bien qu’on n’a pas d’autres choix que d’appeler les gendarmes afin qu’ils acceptent de baisser le volume. Parce que si vous y allez en personne, d’abord, vous criez pour qu’ils vous entendent et viennent vous parler à travers leur portail. Ensuite, ils sont tellement imbibés d’alcool que vous risquez de vous faire taper dessus parce que vous les empêchez de s’amuser.
Bordel de merde, dans quel monde vit-on ? Un monde où Carl n’existera plus. C’est fini, je le raye de ma vie. Basta ! Il ne mérite pas ses enfants, et ne mérite pas qu’on pense à lui. Qu’il aille au diable et rôtisse en enfer !
Blessure secrète
C’est l’anniversaire de Manea qui fête ses deux ans. Ellen tend la main pour le caresser alors que le petit garçon est dans les bras de son oncle Adrian. Mais ce dernier timide, l’évite et se plaque davantage contre son oncle en l’enlaçant de ses deux petits bras. C’est une réaction bien normale, banale même et innocente de la part de Manea. Mais Ellen est restée figée, la main toujours tendue en l’air, puis elle quitte la pièce précipitamment.
Philippe, le mari d’Ellen a remarqué le regard échangé entre Adrian et sa femme. Est-ce que Adrian est au courant pour Ellen ? N’y tenant plus, évitant de croiser le regard d’Adrian, il quitte lui aussi la pièce pour rejoindre sa femme.
Quant à Adrian, il a posé l’enfant à terre qui part se réfugier dans les bras de sa mère Mélinda. Il jette un regard vers sa sœur Mélinda, puis vers la direction que vient de prendre Philippe, et meurt d’envie de disparaître lui aussi.
Ellen est simplement là, immobile assise sur la terrasse, fixant l’horizon. Le soleil disparaît lentement. On entend le grondement sourd des vagues contre le récif au loin et plus proche, le clapotis de l’eau sur la plage. La maison bord de mer est agréable malgré les embruns qui oxydent tout. Ellen s’est mise face à ce paysage flamboyant dans la lumière couchant si bien que de la fenêtre de la cuisine, je distingue à peine son visage. Mais je vois ses mains distinctement et ses doigts jouer avec son alliance. Elle penche un peu la tête pour regarder ses mains, ce faisant, ses cheveux courts masquent ses joues mais révèlent alors son long cou gracieux. Parfois, elle relève la tête, met ses cheveux derrière son oreille. Elle ne m’a donc pas entendu arriver. Elle semble maintenant fixer un point immobile dans l’espace pendant ce qui m’a semblé un temps indéfini.
Une curiosité presque indécente s’empare de moi à l’observer à son insu. A quand remonte la dernière fois que j’ai vu Ellen perdue dans ses pensées ? Elle continue de faire tourner la bague et je me demande si elle pense à l’échec de notre mariage. Ses mains s’arrêtent brusquement, ses épaules s’affaissent et je devine qu’elle vient de lâcher un soupir. De regret peut-être ou de tristesse. J’oublie presque que je ne l’aime plus et veut la réconforter alors que cela fait des mois que nous ne dormons plus ensemble, que nous parlons à peine. Mais je me retiens. Je reste moi-même aussi immobile qu’elle craignant que le moindre mouvement ne trahisse ma présence.
Une bretelle de sa robe glisse sur son épaule. Cela me rappelle le soir de notre première rencontre lorsqu’elle avait enlevé son gilet aux manches longues et que j’avais découvert ses épaules nues et lisses, ses bras fins aux poignets graciles.
Je l’observe qui cache son visage entre ses mains et se met à se frotter ses yeux. C’est alors qu’elle tourne la tête et me voit. Ses yeux sont légèrement rouges et humides, je comprends qu’elle vient de pleurer. Elle me fixe douloureusement, la bouche entrouverte comme si une plainte refusait de franchir ses lèvres. Je la regarde intensément puis demande, refusant de me laisser attendrir :
- Que se passe-t-il ? Pourquoi tu es partie comme ça ?
- Rien. Je me sens fatiguée…
Ellen s’est levée lentement et je devine qu’elle veut s’éloigner de moi comme si être dans la même pièce que moi lui est insupportable. Je la retiens à son bras. Elle a une attitude de bête acculée.
Je réalise que ma voix est basse et pleine d’une colère retenue. Je la déteste à ce moment d’avoir le pouvoir de me faire réagir de la sorte. J’étais résolu à lui arracher la vérité.
- J’ai bien vu ton attitude tout à l’heure lorsque Manea… c’est plutôt bizarre pour quelqu’un qui ne veut pas d’enfant. J’ai respecté ma promesse de ne jamais t’en demander un mais j’ignorais la vérité. J’aurais tellement préféré l’apprendre de toi.
- Apprendre quoi ?
- J’ai cru que tu n’en voulais pas, c’était ton choix. Comment peux-tu me cacher une chose aussi importante, Ellen ? Tu m’as caché le fait que tu es…tu es stérile ?!
J’étais persuadé qu’Ellen avait une liaison alors j’ai engagé un détective privé. J’ai alors découvert qu’elle se rend régulièrement dans une clinique spécialisée dans la procréation médicalement assistée.
Une larme coule le long de la joue d’Ellen. Elle ne fait rien pour l’essuyer.
- Je voulais tout te dire, je le jure ! Mais à chaque fois, je n’y arrivais pas.
- Dis-le maintenant, je veux l’entendre de ta bouche.
Ses yeux sont de nouveau humides et ma voix s’adoucit un peu.
- Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
- J’avais honte de ce que j’avais fait.
- Fait ?...
Ellen me lance un regard éperdu.
- Tu ne sais pas tout, n’est-ce pas ?
- Je sais que tu es stérile, que tu ne peux pas avoir d’enfant…
- Ce n’est pas dû à une cause biologique.
- Alors, parles Ellen, qu’as-tu ?
Elle s’est affaissée à nouveau sur sa chaise et je remarque qu’elle tremble un peu mais au lieu de triturer l’alliance, elle me prend la main et la serre comme pour se donner du courage. Il me vient soudain à l’esprit que la seule chose que je sais n’était peut-être que la partie émergée de l’iceberg. Je m’assieds également à son côté. A cet instant, je me sentis plus proche d’elle que nous l’ayons été depuis plusieurs mois.
Adrian donnerait n’importe quoi pour remonter le temps et changer le cours de l’histoire. Il voudrait disparaître à l’instant et ne plus penser à ce qui se passe à quelques mètres de lui, entre Ellen et son mari. Il n’a guère le temps d’y penser car Mélinda, sa sœur s’approche de lui. C’est la seule personne au monde qui sait, à part Ellen et lui.
- Ça va ?
- Ouais.
- On dirait pas.
L’air inquiet, elle désigne du menton le couple qui vient de disparaître sur la terrasse.
- Et eux non plus, on ne dirait pas que ça va. Tu crois que cela à avoir avec ce qui s’est passé ?
- Merde, Mel ! Tu connais Ellen autant que moi. Est-ce qu’il y a une chose qu’elle fait depuis ça qui n’a pas un rapport avec ce qui s’est passé ?
Mel baisse la tête et a un sourire triste. Elle sait aussi que pour Adrian, il n’a jamais plus été le même depuis son retour de Chicago.
- C’est triste.
- Ouais.
- On dirait que cela la ronge.
- Normal.
- Tu ne trouves pas que Philippe est un peu bizarre avec toi ?
- Pas qu’un peu.
- Pourquoi il est comme ça ? Qu’est-ce t’as fait ? Tu crois qu’il sait ?
- Bordel, pourquoi tu crois que j’ai fait quelque chose ? Et puis, non, je crois qu’elle ne lui a toujours rien dit. Et là maintenant, je regrette de t’en avoir parlé alors qu’elle m’a fait jurer de ne rien dire à personne !
- Hé, c’est pas pareil ! Tu sais qu’elle est contente que je sois au courant. Mais Philippe… J’sais pas, on dirait qu’il t’en veut, comme s’il savait non ?
- Il n’peut pas me blairer parce que j’ai connu avec sa femme avant lui, c’est tout. Et comme ils ont des problèmes, il ramène tout sur moi.
- Quels problèmes ?
Adrian se tait. Mélinda attend. Finalement, il lance :
- Elle croit qu’il existe une solution. Elle y croyait dur comme fer.
Il chasse l’image d’Ellen dans ses draps imbibées de sang, son visage d’une pâleur mortelle. Il se rappelle surtout de l’odeur environnante de la clinique qu’il associera toujours à ça. Mélinda comprend tout de suite à quoi Adrian fait allusion.
- Elle a toujours tellement désiré un enfant, fonder une famille. C’était notre rêve à toutes les deux….tu te rappelles ?
Bien sûr qu’il se rappelle. Ils avaient tous passé un été merveilleux. L’adolescence, la découverte du sexe, être accro l’un de l’autre. Il est tombé fou amoureux d’Ellen mais d’un commun accord avait décidé de rompre pour se consacrer aux études. Ils avaient des projets, un avenir. Ellen était partie à Boston, lui à Chicago.
Mel le ramène au présent.
- Et c’est vrai ? C’est possible ?
- Non.
- La pauvre ! Heureusement qu’elle peut se confier à toi.
Oui, il sera toujours présent pour elle comme cette fois-là où elle l’a appelée à Chicago. Sa voix était faible au téléphone, ténue et ses paroles incohérentes. Paniqué, il a sauté dans le premier avion, le premier taxi. Il y avait du sang partout et il n’avait pas imaginé qu’un être humain pouvait en avoir autant. Ellen mourait. Ce n’est que plus tard qu’il avait compris. Le médecin lui a expliqué la tentative d’IVG et surtout la conséquence désastreuse.
Dès qu’il est entré dans la chambre aseptisée. Leurs regards se sont croisés, et elle s’est mise à sangloter. Il n’a rien dit ne sachant quoi dire, ou que faire d’autre. Ils n’avaient que 19 ans tous les deux ! Merde, qu’auraient-ils dû faire ? Punaise, il a été un vrai con, ils n’auraient pas du… Merde ! Elle a continué de pleurer les jours suivant. Il est resté pendant toute sa convalescence, n’ayant plus du tout la motivation pour retourner au campus. Un matin, elle s’est arrêtée de pleurer et lui a simplement demandé de partir, qu’il ne devait en parler à personne, à personne elle a répété, de ça. La vie a continué tout simplement.
- Elle devrait se confier à son mari, à force de ne parler qu’à moi, il devient méfiant. J’suis mal à l’aise là !
- Je sais que tu préfères les éviter. Merci quand même d’être venu, tu sais que ton neveu t’adore ! Il aurait été déçu que tu ne viennes pas.
Cela lui aurait aussi brisé le cœur de ne pas voir son neveu. Parfois, Adrian imagine son enfant, leur enfant, quelquefois fille, quelquefois garçon et il ressent aussi une tristesse infinie. Il se demande si sa peur de l’engagement n’a pas pour origine ce passé.
Je remarque à peine qu’il fait sombre. Je l’écoute et j’ai peur des mots. Ils sortent précipitamment de sa bouche comme à chaque fois qu’elle pense plus vite qu’elle ne parle ou quand elle est énervée. Je caresse machinalement sa main pendant tout ce temps.
- J’étais jeune, stupide, seule surtout. Si tu savais comme je regrette d’avoir fait ça. Tu sais, c’était l’époque où un médecin s’était fait tiré dessus parce qu’il travaillait dans un centre qui permettait aux jeunes femmes d’avorter. On traitait les femmes qui voulaient avorter de tueuse, d’assassin aussi. Il y avait des manifestants devant ces cliniques. Je ne pouvais pas aller là. J’étais morte de peur. Je ne pouvais pas le garder, c’était impossible. Mes parents auraient été fous et puis, comment aurais-je pu l’élever ? J’ai entendu qu’on pouvait… Enfin, j’ai essayé et j’ai fait une hémorragie à cause d’une perforation de l’utérus. J’ai appelé Adrian parce que c’était lui le père, tu comprends ? Il m’a sauvée la vie. Je me sentais si coupable. C’était il y a si longtemps… et puis je me suis dit que peut-être, avec la technologie, les progrès en médecine, il y aurait un moyen…. Je ne veux pas te perdre !
C’est comme un voile qui se déchire et je comprends tout à coup leur complicité, leur silence. Là où je croyais voir une liaison amoureuse, ce n’était en fait qu’un deuil partagé, une expérience horrible, un sentiment de culpabilité. Je comprends que je ne veux pas la perdre non plus.
Ils ont à peine le temps d’essuyer leurs larmes avant que les autres invités n’arrivent en chahutant sur la terrasse. Les uns portant les paquets cadeaux, les autres des gâteaux et les assiettes. Les lampes solaires éclairent le jardin et les tortillons chassent les moustiques. Les bougies illuminent le visage souriant de Manea. Les adultes chantent « Joyeux anniversaire ». C’est une bien belle fête.
Portrait de C.
« J’ai des idées noires et j’ai envie de me suicider. J’ai eu une vie vraiment dure même on me dit : ce n’est pas possible tout ce que tu as vécu, tu t’es montrée vraiment forte dans ta vie. J’ai un copain et un enfant, un toit, cela ne m’empêche pas d’avoir des idées noires…
je suis fiu alors j’ai envie de me suicider. Desfois, je prends un couteau et je me coupe les bras… j’ai du sang partout. Ma fille est là et elle pleure quand elle voit ça. Maintenant ça va mieux. Je vois plein de psy, ils me donnent des cachets. Ca me rend KO. J’aimerais bien changer de peau, et j’aimerais bien aussi refaire des mes seins mais ça coûte cher… je suis déjà allée demandée un devis. Je veux juste remonter, je ne veux pas les faire plus gros, je veux pas de faux seins ! Je m’ennuie à la maison, je suis toute seule quand ma fille est à l’école. Je n’ai pas de voiture puisque je sais pas conduire mais j’ai un scooter. Le soir, j’ai peur quand mon copain n’est pas là, quand il part en mission dans les îles et que je suis seule avec ma fille, je ferme tout à clé. J’ai toujours peur qu’un type rentre dans la maison. Je ne suis plus amie avec R. car il est partit raconter mon passé à tout le monde alors que mon copain était déjà au courant comment était ma vie avant… » Avant, Elle se prostituait. Elle me parle tout en roulant sa cigarette. Elle tourne la tête sur le côté pour ne pas souffler la fumée à ma figure : une odeur âcre parvient quand même à mes narines. J’imagine ses petits poumons noirs et ratatinés, carbonisés par le goudron et la nicotine. Elle me tend son paquet de tabac et je vois ses ongles tellement rongés que cela ne ressemble plus à des doigts mais à des moignons. Petite, frêle et maigre, elle ne doit pas peser plus de 45 kg, elle est assise par terre et ressemble à une enfant. Elle me dit que pour trouver ses habits, elle va dans le rayon enfant. Elle a un short court en jean, et un débardeur moulant, aux pieds, une paire de bottines. Elle me sourit en me montrant deux belles rangées de dents malheureusement jaunies par le tabac. Même quand elle rit, ses grands yeux bordés de longs cils noirs restent sans vie. Il y a une beauté résiduelle en elle qui me serre le cœur. « On sort jamais. Toute façon, je n’ai pas tellement envie de sortir aussi. J’aime bien faire mon business…, desfois je vais casser des mangues ou des avocats chez la famille pour vendre. Je connais plein de collègues à qui je peux vendre, ça me fait un peu de sous comme ça.» Son copain a une bonne situation et subvient aux besoins de la famille. C’est un garçon d’origine chinoise. Je me demande comment sa famille a pris son ménage avec cette jeune tahitienne sans instruction, qui plus est, avec un tel passé. La vie lui a donné une seconde chance, et elle a sut la saisir. Malgré tout, son passé la rattrape et la hante. Son visage témoigne de son mal-être : elle a des lésions minuscules à la surface de la peau, preuves qu’elle a du s’acharner sur ses boutons, je remarque quelques gros points noirs saillants, son teint terne et brouillé. Elle mange peu, trop peu mais boit énormément de coca cola. Elle aime les sucreries et me dit que son gâteau préféré c’est la tarte à la crème, que sa belle-mère fait une excellente forêt noire, la meilleure qu’elle ait jamais mangé. Un jour, elle apportera une part et je pourrais y goûter. Je la remercie pour sa gentillesse. Elle se lève prestement et commence à faire la vaisselle malgré mes protestations. Je lui propose des vêtements dans lesquels je ne rentre plus. S’ensuit une séance d’essayage. Mes vieux vêtements ont l’air de lui plaire. Ce sont des vêtements que j’ai soigneusement conservé parce qu’ils ont une certaine valeur sentimentale, ou tout simplement parce que ce sont des vêtements de qualité. Je me suis dit qu’il ne servait à rien de les laisser dans le placard. Il y a cette merveilleuse robe longue, découpe princesse de Cacharel. Elle appartenait à ma mère et lorsqu’elle me l’a donnée, je l’ai mise avec fierté tant elle soulignait alors ma taille svelte et me donnait une allure romantique. A l’époque, elle l’avait acheté chez Loanah et elle coûtait très cher. Elle était de couleur écru avec des petites fleurs en bleu marine imprimées, des emmanchures courtes en boule et des boutons devant tout le long de la robe. Elle l’essaie et nos voyons tout de suite qu’elle est trop longue mais elle réplique : non ce n’est pas grave, je vais la mettre pour dormir ! Un instant, j’ai envie de la lui arracher des mains tant je lui en veux de ne pas comprendre le cadeau que je lui fais, de ne pas réaliser qu’il ne s’agit pas là de simple chiffon. Mais ce n’est pas de sa faute : pourquoi enfermer cette robe dans cette penderie alors qu’elle pourrait servir de pyjama ? Elle se déshabille et tient à me montrer ses seins. Elle soulève son soutien gorge et me dévoile un sein tout plat qui tombe jusqu’au bas du ventre. Elle m’explique qu’elle a allaité pendant de longues années. Je reconnais bien là la faiblesse des mères face à la volonté de leur enfant. Confidence pour confidence, je lui avoue que moi aussi j’ai été tentée par le bistouri mais heureusement mon copain ne raffole pas de gros seins, et puis je préfère qu’un homme me remarque pour autre chose que mes seins ! Elle renchérit en disant que son copain l’aime aussi comme ça : il s’en fiche que ses seins tombent, c’est normal puisqu’elle a un enfant. J’ai honte de mon mouvement d’humeur alors qu’elle est là, toute joyeuse d’avoir une nouvelle garde robe. J’ai l’impression d’avoir fait une bonne action. Plus tard, c’est elle qui me donnera un sac plein de vêtements pour ma fille et je suis touchée par cette délicate attention. Un autre jour, c’est une grosse part de forêt noire et je suis étonnée qu’elle se soit souvenue de cela. Tant de gens disent faire une chose et ne font rien. Ses paroles révèlent sa force et sa fragilité, son courage mêlé de désespoir. Mais surtout, il y a de la bonté chez cette âme meurtrie par la vie. Tant d’autres finissent par faire le mal pour le mal qu’ils ont subit mais pas elle.… Lire la suite