Cet homme, c'était mon père

Cun Pau PHONG 21/11/1935 - 07/02/2016
Cun Pau PHONG 21/11/1935 - 07/02/2016

Le Vietnamien

 

Tous les jours, il se levait avant le soleil, pour travailler pendant des heures sans se plaindre, sans rechigner sur une terre qu’il avait fait fructifier à bout de bras, à la sueur de son front. Il effectuait les besognes avec application et pragmatisme. Il s’arrêtait à midi, pour déjeuner rapidement, puis il s’affalait dans son fauteuil  devant la télé qui braillait car il avait des problèmes d’audition suite à des  tirs aux mortiers. Finalement, il s’endormait en ronflant bruyamment. Son labeur reprenait en fin d’après-midi, quand les rayons du soleil étaient moins ardents, jusqu’à la tombée de la nuit.

 

 A 15 ans, il n’avait peur de rien.  Il voulait vivre. L’imposant militaire remplit une feuille dactylographiée puis pointa le bas de la page avec un stylo. Le traducteur comprit son désarroi et  lui expliqua ce qu’il devait faire : il traça deux  petits traits croisés net et précis. On était en 1953 et il venait de signer pour entrer dans la légion étrangère en Indochine. Il avait menti sur sa date de naissance pour pouvoir s’engager. Quitter la misère des montagnes, la bicoque remplie de six frères et sœurs. Arrêter de se nourrir de racines. Au sein de l’armée, il ne se plaignit jamais des corvées qu’il effectuait, mêmes des plus ingrates.

 

Suite à la malnutrition, il lui manquait plusieurs dents. Le dentiste militaire lui mit quelques couronnes en or. Il était fier d’avoir de l’or dans la bouche. Comme les autres, il fumait la cigarette, buvait de la bière, jouait à la pétanque. Ensuite, la guerre changea tout. La peur omniprésente, le sang, les cris, les cadavres, et la puanteur. Il devint un homme. De la race des survivants : résistant à la douleur, endurant à l’effort, un sang-froid à toute épreuve, une âme de combattant.

 

Il adorait le vin et le buvait comme de l’eau,  s’imbibant de cela chaque jour. Parce qu’il travaillait beaucoup, il mangeait en conséquence.  Il aimait tout, sauf les lentilles. Son ventre était proéminent, ses cheveux blanchissaient sur un crâne dégarni, deux doigts manquaient à sa main gauche, mais il était toujours debout et vaillant comme s’il avait vingt ans. Il n’écoutait jamais sa femme qui l’exhortait au régime et au repos.

 

Il s’était marié en 1975 et eut trois enfants qu’il emmenait parfois à la plage. Quand ces derniers furent grands, il leur aboyait des ordres comme s’il commandait à ses soldats. Une grosse voix impressionnante qui forçait à l’obéissance. Il leur donnait des corvées aux champs en échange de l’argent de poche. Il était généreux et prodigue en tout, refusait rarement ce que ses enfants réclamaient.

 

En 1985, il avait fait construire une grande maison où chaque enfant avait sa chambre. Parfois, il allait à la pêche avec ses amis. Toujours, il jouait au mah-jong, un jeu d’argent. Une addiction dont il avait du mal à s’en défaire.  Quelquefois, des vétérans venaient le voir et ils parlaient du passé. Des blessures par balles, des opérations subies, de leurs camarades décédés, de leurs odieux supérieurs. Il parlait et riait fort. Partir en vacances ne l’intéressait pas car il avait assez roulé sa bosse.

 

Lorsqu’il fut muté à Alger en 1956, il découvrit le climat sec et rude de l’Algérie. Vit pour la première fois des chameaux, des babouins, des autruches. Il buvait sa bière en contemplant le désert qu’il avait appris à respecter, malgré le sable qui s’insinuait partout. Une main dans la poche de son pantalon, l’autre tenant sa bouteille, la cigarette aux lèvres.  Bien campé sur ses jambes, il profitait d’un moment de répit lorsqu’ils reçurent leur ordre de mission. Il survécut.  Décoré pour sa combativité, et son agressivité, il monta en grade.

 

Un matin, sa femme se réveilla étonnée qu’il fût encore au lit. Le silence était lourd et sinistre. Il était toujours couché et il ne ronflait pas. Elle voulut le réveiller mais quand elle le toucha, sa peau était très froide. Elle pleura longuement. Il lui avait toujours dit que lorsque cela arriverait, elle n’aurait qu’une chose à faire. Les Anciens Combattants  se chargèrent de tout. Firent leurs adieux à celui qu’ils surnommaient tous « le Vietnamien ». Il fut enterré avec les honneurs, toutes ses décorations accrochées à sa poitrine.

 

Hong My PHONG

 

Le 10/02/2016

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Commentaires: 1
  • #1

    Hong-Gi (jeudi, 11 février 2016 01:36)

    Merci pour ce beau texte pour notre Père !
    很想他,很想你們。。。